Lorsque l'on accueille les étudiants en première année, dans l'ensemble, passés les premiers mois, ils comprennent assez bien que faire de l'histoire, c'est refuser d'adopter un parti pris, ou plutôt cela implique de se glisser tantôt dans la peau de l'un, tantôt dans la peau de l'autre, regarder avec les lunettes de chacun, multiplier les points de vue, en cherchant à oublier ses propres opinions, parce que l'historien est en quelque sorte l'avocat de tout le monde.
Mais lorsqu'il est question de religion, souvent un étudiant au moins sur trente, déclare: "Ah moi, non, l'histoire religieuse, ça m'emm***, parce que je suis athée". Pire "Ah moi, je refuse d'entrer dans une église!". Encore, on a de la chance quand ne vient pas l'argument suprême, "de toute façon, la religion c'est à cause de ça que les hommes se f*** sur la g***". Bon, bon, bon, reprenons tout ça.
Au bout de quelques années, les étudiants comprennent en règle générale que l'argument religieux sert souvent de masque à d'autres arguments encore moins glorieux. Quand le roi d'Espagne se pose au 16e siècle comme le roi catholique, la religion n'est alors qu'un masque idéologique à la volonté de puissance, pour reprendre l'excellente formule de Joseph Perez, historien de l'Espagne moderne. En gros, c'est parce que Charles (Quint), il veut en mettre plein sur la g*** de François (Ier) qu'il crie à qui veut l'entendre que lui, il défend la foi. Cela fait déjà quelque temps que l'on sait que les guerres dites de religion sont d'abord des guerres politiques entre grands clans nobiliaires. Et même lorsque l'on se bat pour sa foi, quand la religion sort de tels conflits religieux, on ne la reconnaît plus, au mieux, qu'à ses godasses, comme dirait quelqu'un de ma connaissance.
Refuser de s'intéresser à une période historique parce qu'elle a été marquée par le religieux alors que l'on est soi-même athée, c'est borner sa curiosité au monde que l'on connaît déjà. Ou bien, refuser de s'intéresser au protestantisme parce que l'on est catholique (toutes les configurations sont possibles) c'est tout autant regrettable. Alors que précisément, c'est ce qui est étranger qui doit logiquement intriguer, attirer l'historien. Mais souvent face à la religion, le rideau tombe. Au contraire, l'historien est par nature un curieux, curieux de tout, avide de découvrir, de percer le sens des choses les plus ordinaires.
C'est comme si, face à la religion, il y avait une crainte, celle d'être séduit? L'argument me semble léger, mais je n'en vois aucun autre. Je n'ai aucune crainte pour ma part à entrer dans un temple de quelque religion que ce soit, une mosquée, une église. Au contraire, je trouve fascinant que tant d'hommes aient pu consacrer leur vie à la construction et à la décoration de tels monuments.
Le problème, c'est que la méconnaissance provoque la méfiance, le rejet. Ce n'est pas une formule, j'en ai fait l'expérience il y a pas mal d'années de cela. En rejetant les choix religieux ou l'athéisme, on refuse de comprendre au sens "admettre par quel processus tel individu en arrive à croire en ceci ou cela". Et tant que l'on refuse de comprendre les choix religieux ou areligieux, lorsque l'on se ferme à un courant politique ou religieux, on se ferme à l'autre et j'ai peine à comprendre comment on peut faire oeuvre d'historien. C'est en cela que faire de l'histoire permet d'être encore plus citoyen ouvert aux valeurs de tolérance et d'ouverture aux autres.
C'est bien la raison pour laquelle il ne faut absolument pas confondre laïcité et ce que l'on pourrait appeler "laïcisme". Que notre État soit laïque implique que toutes les religions soient admises et mises sur un pied d'égalité. À ce titre il me semble normal, comme enseignante, de remiser pendant la semaine tout bijou à symbole religieux. Ne pas montrer d'opinion religieuse, ni par des signes vestimentaires, ni par des discours. L'historien parle de l'athéisme comme du catholicisme, du protestantisme, de l'islam ou du judaïsme. C'est en quelque sorte la garantie de son respect des règles scientifiques. La distinction entre la vie privée et la vie publique ou professionnelle.
Je reste en revanche abasourdie devant l'extrémisme de certains qui au nom de la laïcité hurlent d'entendre parler de christianisme ou d'islam à la radio, qui se scandalisent d'une femme voilée dans la rue. On en arrive alors à interdire à quelques-uns l'expression de leur foi ou la mention même de leur existence, au nom du respect des croyances de quelques autres. Quand une intolérance en remplace une autre... Non, la tolérance n'est pas une indifférence à tout, elle est respect de tous.
Pour pouvoir admettre l'existence de l'autre, il faut chercher à le comprendre, ou admettre l'idée d'essayer de le comprendre, au sens d'admettre le processus logique qui a fait adopter tel principe de foi, il faut connaître et abandonner la méfiance systématique. Malheureusement, nous en sommes encore loin. Dire, en effet, que l'on en est encore à se poser la question de la nécessité de cours sur les religions du monde, que l'on confond avec des cours d'enseignement de la foi... La route vers la tolérance est encore longue.
3 commentaires:
Très beau texte ! Bravo ! et merci :)
C'est effectivement très joliment écrit. Pour comprendre il faut connaître et comprendre n'est pas synonyme d'adhérer.
Malheureusement, la seule fois où j'ai eu l'occasion d'assister à un cours d'histoire des religions, c'était lors d'un séjour aux Etats-Unis.
Concernant la question du voile, avez-vous lu Chahdortt Djavann?
Merci à vous deux! Plus formée à l'expression claire de la pensée (même si j'ai encore des progrès à faire...ahum) qu'à l'écriture, je suis toute surprise de cet accueil ;-)
Non, je ne connaissais pas (merci Wikipedia o_O ) et cela donne envie de la lire. D'autant que certains de ses sujets sont applicables aux religions occidentales, dans un esprit scientifique et non vindicatif ou partisan.
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