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Une envie de livres ?

25/02/2013

Bienvenue en ZEP!

Bienvenue en ZEP!

En entendant ces mots, je suis restée une seconde sous le coup de la surprise. Ce n'est pas tant le contenu de la formule qui me laisse pantoise que les circonstances.

Cela fait plusieurs mois que j'y suis maintenant, en "ZEP". Je suis dans le bureau de la CPE, la conseillère principale d'éducation. Un bureau que j'aimerais fréquenter un peu moins. Non que la maîtresse des lieux soit désagréable. Elle parle beaucoup, elle bondit, exige, crie à l'occasion. Toujours en mouvement. Le calme, ce n'est pas son truc. Reste à savoir si c'est par nature ou par nécessité. Une déformation liée au métier ou une personnalité exubérante. Parler, parler, parler, avec les élèves - dénouer les conflits, obtenir des excuses, exercice terriblement formel, faire réfléchir, enfin essayer. Appeler les parents, 
"Oui, je sais, votre fils dort, il est 10h du matin, oui mais non, vous me l'amenez tout de suite! 
- ...
- Si, Madame! Tout de suite! 
- ...
- Non, pas à 13h30! Il avait cours à 8h! Et nous le garderons ce soir jusqu'à 17h30, en pénalité pour son retard de ce matin!" 
Imaginez au bout de vagues protestations d'un père ou d'une mère qui ne sait plus ou n'a jamais su qu'il avait autorité sur son rejeton. 
"Vous me l'amenez ou bien je vais le chercher!"
En général, les parents cèdent. Ils ne sont pas habitués à ce ton - sauf peut-être de la part de Mme N.

Ne jamais être surpris de rien en ZEP. Même pas des quelques parents qui n'imaginent pas qu'ils peuvent --- non, qu'ils doivent --- éduquer leurs enfants. Leur préparer des repas chauds et à heure fixe. Un foyer. Des règles de vie. Un coin à soi pour travailler au calme et ne pas leur offrir seulement comme espace de travail le tapis du salon où braille en permanence la télé. Un peu de confiance mais pas trop non plus. Préserver leur enfance. Est-ce le manque de modèle parentaux que ces adultes reproduisent? Dans mon quartier, enfin, celui de mon bahut, être mère c'est avoir un statut. On échappe à la mauvaise réputation, parce qu'une maman, c'est respectable. Alors on est mère très tôt. D'un enfant, de deux, de trois...

À hauteur de professeur, la première misère des quartiers populaires n'est pas économique. Les enfants que l'on voit ne manquent pas nécessairement d'argent. Les parents ne sont pas riches, mais il n'est pas rare d'entendre qu'ils se saignent aux quatre veines pour que leurs enfants aient des week-ends, de petits cadeaux, un téléphone dernier cri... pas comme eux, à leur âge, qui n'ont rien eu de tout cela. Il y a la mère d'origine arabe qui travaille pour que sa fille ait tous ces petits plaisirs qu'elle n'a pas eu. Qui panique de la moindre histoire où sa fille serait impliquée et en même temps la piste dans le bus. Comment lui faire comprendre que cet argent n'est pas nécessaire, qu'elle ne corrigera pas sa propre enfance en pourrissant sa fille de gadgets? Que cette petite fille a bien plus besoin d'un peu de temps pour qu'on suive son travail et en même temps un petit peu de confiance pour la responsabiliser?

Dans l'échelle du pire, il y a l'enfant qui n'aurait pas dû être là. Celui-ci, bien des années après, n'a pas de chambre à lui - il était si fragile, on craignait que... Le père, au chômage depuis vingt ans, désespéré et dépressif, qui se torture à ressasser ses malheurs et qui, en les ressassant, entraîne sans le vouloir ses enfants dans la spirale de l'échec. Il parle comme on se confesse, le regard baissé et toute sa souffrance au bord des lèvres. La "maladie" de la mère, ce petit qui n'était pas attendu, qui 11 ans après n'a toujours pas de place au foyer, mais ce n'est pas qu'on ne l'aime pas, vous comprenez, c'est qu'on ne peut pas faire plus, l'appartement est si petit et l'aîné n'est pas gentil avec lui, vous comprenez...  Mais bientôt le grand va partir, bientôt cela ira mieux. Hélas, parfois, bientôt c'est trop tard, aussi. Pauvre môme qui n'a même pas un coin à lui, un étranger dans sa famille, que l'on rudoie parce qu'il laisse ses affaires traîner partout. Le comble.

Il y a ceux qui, voyant de loin leur fils ouvrir ses cahiers pendant une demie-heure, se convainquent que les devoirs sont faits. Ou qu'ils sont faits dans la chambre, leur fils y reste d'ailleurs consciencieusement le soir. Ils oublient juste que dans la chambre, il y a une télé, offerte pour le récompenser de ses efforts à l'école. Enfin, pour l'encourager à travailler, parce que ce n'est pas un foudre de guerre. Il y a cette mère qui élève ses fils comme si elle était seule, capable de me dire calmement "à la maison, j'ai trois enfants, mon mari et mes deux fils. Aucun ne sait résister aux tentations". À bout de force, après des mois d'alerte et de négociation avec son mari, elle réussit à le convaincre qu'il faut envoyer le fils en pensionnat, parce qu'à la maison, ce n'est plus possible.

Et puis il y a les parents courage. Des mères isolées qui s'épuisent au travail, peu ou pas qualifiées, mal rémunérées, jusqu'à pas d'heure. ll y a celle qui tient aussi strictement que possible des fils remuants. Un coup de fil ou un entretien transforme son numéro 3, joyeux drille, en clown triste. Le clown se tient un mois puis glisse à nouveau en douceur sur la mauvaise pente. Avec cette mère, la première conversation avait commencé comme une attaque en règle contre moi, la prof, qui ne comprenait pas ce que c'était que d'avoir des enfants, la preuve, je donnais des rendez-vous le samedi. Comment lui dire?... Menue à en être maigre, elle élève trois fils, ses fils pour de vrai cette fois, en serrant la vis par crainte des bêtises --- elle sait par expérience que les bougres ont de la ressource en la matière --- et en s'épuisant à son travail d'aide soignante. Il faut compatir, prêcher et espérer que le prêche sera utile.

Et si ce n'est pas devant un père ou une mère, dépassés et pas toujours francophones, alors on prêche devant le grand frère ou la grande soeur - celle-là, la seule de la famille à "s'en être tiré" qui aimerait bien aller faire son BTS à 60 bornes de là. Mais le père n'aime pas l'idée que sa fille aille étudier seule à 18 ans. C'est la même qui évoque avec la CPE ce que sont devenus les anciens du collège, de quoi faire l'inventaire de tous les dealers de la ville... D'accord, cette grande soeur, ce grand frère ne sont pas les responsables légaux mais puisque l'on n'a pas le choix...   

Cette autre mère encore, très jeune, on devine une adolescence compliquée qu'elle n'arrive pas à quitter, un compagnon en prison et déchu de ses droits. Une petite fille, sa petite fille, qui part en vrille, teste les adultes, cherche le conflit. 

Il y a la mère pleine de gentillesse mais qui ne sait pas trop y faire avec l'ordinateur, alors c'est Facebook et les querelles de filles dans le quartier, et jusque dans le collège. Les défis et les bêtises à 11 ans. Et comme maman ne sait rien, on s'en moque, on lui parle comme si elle, la mère, était la petite fille. Mais c'est la petite fille de 11 ans qui pleure encore la nuit en faisant des cauchemars, depuis que son papa est parti de la maison.

Souvent il faut faire ses devoirs seul à la maison, car quand la mère rentre, il est tard, c'est presque l'heure d'aller au lit. J'en vois qui diront encore qu'il est anormal qu'une mère travaille. S'ils ont une solution pour faire face à l'abandon par le père, je suis sûre que ces mères seront preneuses. Messieurs les pharisiens, laissez là vos pierres et passez donc votre chemin.

Faire ses devoirs seul, ou ne pas les faire. J'ai --- entre cent autres --- un marmot comme cela dans une de mes classes. Il fait ses devoirs seul. Une discussion avec la mère m'a fait comprendre qu'elle a une très mauvaise image de l'école. "Il ne faut pas qu'il y passe trop de temps", m'a-t-elle répondu quand j'insistais pour que Jérémie soit inscrit à l'aide aux devoirs, histoire de ne pas le laisser seul à la maison. Pauvre petiot qui empeste le tabac, tout autant que ses cahiers, mais qui s'accroche, plus ou moins bien selon les jours.

Dans les quartiers pauvres, contrairement à ce qu'agitent le Front national ou l'UMP, ceux qu'on voit le plus, ce sont les parents qui s'épuisent au travail, légal ou pas légal. Leur obsession, garder leur travail, quitte à y laisser leur santé.

C'est un maçon qui prend des chantiers dans toute la région, part à 6h et rentre à 19h, un maçon qui n'a plus de tendons aux mains à force d'accidents. Qui a franchi les frontières, il y a quelques années, en clandestin sans doute, qui a sans doute aussi tout connu de la guerre de l'ex-Yougoslavie et de la misère. Il parle tout juste français. Il est sans doute illettré, ce qui a permis à son fils de le rouler dans la farine et dans les grandes largeurs... quoi de mieux que de profiter de l'ignorance de son père pour lui faire écrire des mots qu'il ne comprenait pas?

La mère, on ne la voit pas. Il paraît que les instituteurs l'ont vue, il y a quelques années. Depuis, elle s'est radicalisée et ne sort plus de chez elle seule ni sans se couvrir de longs voiles noirs, les mains gantées. C'est à peine si on apperçoit les yeux. Un jour, exceptionnel, le principal a réussi à la faire venir jusque dans son bureau, lors d'une énième bêtise du fils.

À la maison, le père n'a pas l'habitude de prendre de gants, lui, une semaine d'exclusion à la maison, et le fils n'a durant ces sept jours qu'un repas par jour, mais la dose de coups de ceinture. Ce père oublie trop souvent que son enfant est encore trop jeune pour faire seul la différence entre justice et loi du plus fort, trop jeune pour entendre un certain vocabulaire. Ce fils qui reproduit probablement ce qu'il voit de son père. Qui sait que les menaces de son père --- le renvoyer "là-bas" --- resteront en l'air. Cela donne une petite crapule musclée qui joue les gros bras pour le premier qui a insulté le Coran ou un copain. Et qui mate à la récréation, avec ses copains, les derniers pornos sur son téléphone. À 11 ans, c'est un peu tôt, pourtant.

Le plus consternant, ce sont les parents qui sur réagissent quand des enseignants les appellent, parce qu'entendre parler de leur enfant est une honte. Mais sauf si nous allons au devant d'eux, le carnet n'est pas signé, les devoirs ne sont pas vérifiés. Un enfant ne doit pas faire parler de lui. Ils s'en occupent donc peu, sauf quand l'honneur de la famille est atteint. Et même pas pour une histoire d'allumettes. L'honneur atteint, ça commence avec un coup de fil du collège. Hélas, ces enfants-là sont les mêmes qui feraient n'importe quoi pour attirer l'attention de leurs parents. Et ils le font. C'est alors un combat muet qui s'engage, à qui détestera l'autre le plus fort. Les regards, les échanges non verbaux crient la violence : "Tu me fais honte!" hurlent les uns. "Tu ne me regardes pas!" répondent les autres.

Pour d'autres, le collège est une sorte de garderie, la garderie de l'honneur de leur fille, celui aux allumettes, cette fois. Peu importe les résultats, son attitude en classe, il faut surtout qu'elle ne traîne pas dans le quartier et rentre à l'heure. Au bout, un mariage, une vie au foyer, peut-être en France, peut-être ailleurs. L'origine des parents joue bien peu, en dehors de la maîtrise de la langue pour les enfants. J'en ai connu des parents comme ça qui étaient on ne peut plus "Français". Bien des histoires évoquées ici pourraient être des morceaux de la mienne, à  quelques détails près, quelques détails clé.

Suspicion de violences, mais comment faire? Des signalements au procureur? Il y en a tant. Et puis, sans preuve... Et tellement d'affaires classées sans suite. À quoi bon? Juste des paroles, des allusions. L'arme? Des claques, des coups de ceinture.  Voire de marteau.

Parents frappés, épuisés, enfants blessés et pour longtemps.

Alors pour un rien, et on se fait appeler "Maman" par ces mômes --- et je ne parle pas des petits 6e --- sans que l'on sache vraiment si c'est un acte sincère ou une petite manipulation de la part de gosses déjà rompus aux astuces de tout genre, pour obtenir ce qu'ils veulent. Même si la seule seule chose nécessaire, un cadre stable et affectueux, ne leur sera jamais donné. Ce qu'ils ont vécu n'excuse certainement pas tout. Mais comment leur en vouloir? Il y a un grincheux qui me dit que je suis victime du syndrome de Stockholm. Peut-être bien. Pauvres mômes quand même.

Ce qui est sûr, c'est que la misère n'a pas le visage qu'on lui imagine tant qu'on ne l'a pas croisée. Et cette misère-là n'est pas économique.

Pour tous ceux-là, le quartier, c'est leur famille. La rue est plus chaleureuse que l'appartement familial. Le collège, leur repaire, où ils pensent trouver de quoi compenser dans leur tête et dans leur coeur le manque de repères.

L'école, lieu de perdition. Ou lieu de survie. Pas comme à la maison où on fait ses punitions pour agitation en classe ou bavardage, par terre, devant la télé des parents. Ou alors on supplie les adultes du collège de les laisser rester là, plutôt que de rentrer à la maison. Et surtout on joue les caïds, pour cacher ses blessures ou parce qu'être un loup pour les autres est le penchant naturel de l'homme.

Tout cela en entraînant dans sa chute le petit frère ou la petite soeur, qui ne va pas nous faire la honte de devenir un intello. 

Car, eux, ils sont durs, ils sont malins, pas des boloss. Ils ne sont pas comme ces petits mignons qui transpirent l'amour et la gentillesse, l'envie de réussir à l'école, de faire plaisir aux parents et aux professeurs. 

Spirale infernale. 


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