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Une envie de livres ?

23/05/2013

"Sale pute!"

Pendant que les lecteurs du Figaro réclament que les professeurs travaillent plus...

"Sale pute!" 

L'insulte a claqué. Jordan a encore fait parler. Les paroles s'envolent, sauf quand elles sont inscrites dans un rapport d'incident. Un de plus. Cette fois, ce n'était pas pour moi. Je l'ai appris bien après, en même temps que la nouvelle de la sanction. 8 jours d'exclusion. 8 jours pendant lesquels nous, les professeurs et quelques poignées d'élèves tranquilles, allons respirer, travailler tranquillement. 

8 jours. 

L'outrage à agent public est un outrage à l'égard d'une personne chargée d'une fonction publique ou dépositaire de l'autorité publique. Il constitue un délit du code pénal français pouvant être puni de 6 mois d'emprisonnement ferme et de 7 500 euros d'amende.

Jamais appliqué, sauf - peut-être - quand la victime est un magistrat. Alors que dit le code de l'éducation? En cas de violence verbale, le code de l'éducation prévoit une "procédure disciplinaire", ce qui peut désigner aussi bien un, deux, trois jours d'exclusion (ou plus), qu'une exclusion définitive. C'est à la discrétion de la direction. Quand j'avais eu droit au très élégant "Ta mère la p***te" en septembre, l'élève était parti en atelier relai pendant quelques semaines. Il ne fallait pas trop attendre.

J'espérais que Jordan partirait sous d'autres cieux. Je suis fatiguée de le voir harceler un de ses camarades, fatiguée de le voir frapper ses camarades (mais ce n'est qu'un jeu, n'est-ce pas). Oui, j'ai fait mon travail, rapport, rapport, rapport... Mon pouvoir s'arrête là. 

Et puis j'ai déjà Yilmaz et Bakir sur les bras, sans oublier Doanay. Alors si Jordan se calme pendant l'heure, accepte de se limiter à ses menus travaux de découpage et de coloriage, dans un silence relatif, c'est déjà ça. Je me demandais pourquoi Jordan était beaucoup plus calme depuis une semaine. Presque docile. Aussi improbable que de voir un mamouth en tutu. Maintenant, j'ai compris. 

Je ne parlerai pas de mon quartette improbable de filles toujours à traîner dans le couloir et à glousser, qui se transforment pour deux d'entre elles, Imen et Fadime, en plantes vertes dès qu'elles ont posé un pied dans ma classe. La troisième, Sara, est plutôt douée par rapport aux autres filles du quartette, mais l'âge bête la frappe de plein fouet et elle a renoncé à tout travail sérieux. C'est une gentille fille au fond, juste infiniment pénible. Dans quelques années, ça ira mieux, si le retard qu'elle est en train de prendre ne la plombe pas pour le lycée. Quant à Tugché, Tugché... elle hésite, suivant tantôt Imen, tantôt Sara quand elle arrête ses bêtises et se met à travailler exceptionnellement dans la dernière demie-heure du contrôle. Mais sans avoir appris, c'est difficile pour les deux, surtout pour Tugché qui est loin d'avoir les capacités - normales - de Sara. 

Imen est une énigme. Je me demande si elle est profondément stupide, ou si elle fait semblant. Hélas, je ne crois pas qu'elle fasse semblant. Je ne sais même pas si c'est la stupidité le problème. C'est un mélange d'incapacité complète et d'ego tellement surdimensionné que ça en devient incroyable. Ce matin, elle m'a regardé pendant une bonne minute, la tête hochée, l'oeil en coin, façon coquette qui veut séduire, sans bouger. Quand je lui donne une feuille, elle la prend en se contorsionnant, avec forces minauderies, m'envoie une oeillade et soupire un merci qui ressemble à un miaulement. Mais cela n'a rien à voir avec une stratégie de séduction. Et c'est là que je me dis qu'elle peut être intelligente. Elle joue le rôle de la ravissante idiote, jusqu'à l'outrance. Ça l'occupe. Peut-être que ça détourne l'attention, on ne peut pas la prendre au sérieux. Je me demande quel univers familial a pu donner cette créature. 

Son seul défaut majeur est sa totale incapacité à se taire. Fadime, sa grande copine, ne partage pas tout à fait ce travers. Elle est muette comme une carpe la plupart du temps. J'imagine que derrière, il y a des parents qui ne souffriraient pas le moindre mot dans le carnet, alors elle se tient à carreau. En revanche, la famille ne semble pas accorder le moindre intérêt au bulletin de note. Je fais garderie, avec elle aussi.

Filles et garçons, en majorité Turcs ou d'origine turque, ne se parlent pas dans cette classe, à l'exception de deux des sérieux, non Turcs, qui parlent à peu près à tous. Il faut en même temps pouvoir supporter la grossièreté de certains. Dire qu'ils sont mal dégrossis, c'est encore un euphémisme. 

Le jeu de Yilmaz, Bakir et Doanay en ce moment, ce sont les bruits de bouche. Bruits d'animaux, bruits de moteur, respirations fortes façon râles amoureux - j'imagine qu'ils cherchent à me faire rougir, je suis une femme jeune, je vais sans doute comprendre l'allusion et m'énerver.

Sinon, ils parlent entre eux, à travers la classe, à mi-voix, mais cela forme un tapis sonore gênant pour les autres qui tentent de travailler. Enfin, "les autres". Les quatre autres qui veulent travailler. 

Solitude. 

Même une heure de contrôle demande une attention de tous les instants. Pas moyen de corriger une copie pendant l'heure. 

Et ce n'est qu'une heure. Après, arrive ma "bonne" classe de 5e. L'ambiance est pourrie, mais cette classe réunit des élèves "capables de" ou bien réellement sérieux.  Et quelques cas lourds, mis ici pour leur donner leur chance, s'ils font des efforts. Il y a la minette agressive  jusqu'à l'incorrection complète dès que, lasse de voir que le travail n'est toujours pas fait, je lui demande son carnet. Travail pas fait. C'est monnaie courante dans les autres classes, nettement moins dans celle-ci. C'est tellement courant qu'au lieu de sanctionner de tels manquements, je récompense le travail fait à la maison. Une note de principe, 5 points sur 20, coef 0,5 à qui ouvre son cahier à la maison.
Il y a les bavards pathologiques. Les grandes grues bêbêtes, plus intéressées par leur maquillage et la comparaison de leurs sacs à main que par leur bulletin.
Et heureusement, il y a mon curieux qui me bombarde de questions sur l'église au Moyen Âge. Ce genre d'élève est ma consolation. Il est seulement encore un peu immature, mais la raison lui viendra plus vite qu'à celle avec laquelle il se chamaille fréquemment. Parce qu'Océane est sans doute l'élève la plus vulgaire, la plus insolente et la plus insupportable de toute la classe, voire de toutes mes classes. Egocentrée, couvée par ses parents - qui commencent à s'en mordre les doigts, vu qu'elle ne les traite pas mieux que ses professeurs -, absentéiste dès qu'elle a le moindre bobo, incapable de se taire ni de supporter la moindre contrainte, elle ne cesse de geindre et de contester, me parlant encore moins bien qu'à son chien... Vous voyez Giselle, celles des caprices, racontés par la comtesse de Ségur? Les mêmes causes produisant les mêmes effets, j'ai en face de moi une autre Giselle.

Et puis les 5e, ceux de l'autre 5e, qui m'ont tuée. Incontrôlables. Obtenir le silence et leur attention est une gageure. Mais je refuse de les laisser aller. Avec eux, j'ai un retard énorme dans mon programme. Tellement de temps perdu à faire du maintien de l'ordre. Il y en a deux, là-dedans, qui relèvent de l'hôpital psychiatrique. Incontinent de la parole et du geste, de grands mouvements et un débit de parole, réellement ininterrompu. Ils parlent seuls, ou entre eux, tombent à l'occasion de leur chaise à force de remuer, s'insultent ou débitent un chapelet d'ordures. Ce matin, j'ai failli avoir une mini guerre de religion, parce que nous faisons le chapitre sur la chrétienté médiévale, ce qui ne plaisait pas à mes 5e musulmanes, réclamant un cours sur l'islam. Cours qui a déjà eu lieu en début d'année. Un de mes deux ultra-agité, sans doute d'origine croate, a aussitôt enfilé le rôle du chrétien outragé. Bras de fer d'une heure, je les laisse sortir avec des envies de violence. 


Puis encore une 6e, pas la pire. Des gamins gentils mais remuants qui ne se rendent pas compte que je n'en peux déjà plus après trois heures. Que je suis tellement fatiguée en trois heures que j'en serais presque à m'effondrer en larmes, juste de fatigue, je veux du silence, plus de cris, plus d'irrespect, plus d'injures, plus d'égo en furie, plus de mépris ni d'indifférence pour le savoir. Où est passée l'humanité... Je ne sais plus. 

Pause déjeuner. J'allais oublier le rdv avec les parents d'un élève de 6e passé en commission éducative. Le rdv hebdomadaire. Des parents désespérés, à peu près aussi à bout avec leur rejeton que moi avec mes classes ce midi. Et là, la claque jaillit. On calme la mère, je me tais, je laisse la famille demander des comptes au môme qui en une semaine a accumulé insulte xénophobe, incitation au vol, gifle sur un camarade, exclusions de cours et autres joyeusetés. 12h30, il faut mettre fin à l'entretien. Je dois déjeuner, à 13h20, ça sonnera, il faudra reprendre, encore une 6e, celle dont je suis PP (professeur principal). Celle que je ne peux tenir qu'en jouant le rôle d'une sorcière affreuse. Il faut dire que les filles de cette classe sont redoutables dans le rôle de harpies. Pour un mot de travers, elles sont capables de hurler à pleins poumons et de se battre comme n'oseraient pas les poissonnières des anciennes Halles. Avant les dernières vacances, je ne sais pour quel motif, leurs hurlements ont rempli la cage d'escalier, sur trois étages. Cette semaine, c'est une histoire de liste des beautés et des laiderons de la classe, répandue via Face de bouc qui alimente les pleurs et la furie de mes charmantes petites 6e. Le reste de la classe ne vaut guère mieux, à quelques exceptions près. Mais ils ont quand même réussi à intégrer que ma classe n'est pas leur terrain  de jeu, en général. À grand renfort de punitions, de mots dans le carnet, d'appel aux parents voire de convocations, j'ai peu à peu réussi à obtenir une ambiance de travail. Mais mon tas de conjugaison reste souvent posé sur le bureau, bien en évidence. Parfois, je me dis que je dois terroriser les élèves normaux, égarés dans ces classes.
Petite lumière, hier, une petite de cette 6e infernale m'a demandé si, en fin d'heure, elle pouvait venir me réciter sa leçon, qu'elle savait sur le bout des doigts. La même qui n'apprenait pas ses leçons au premier trimestre, pauvre petite perdue dans une famille qui s'est recomposée, un peu perdue mais aimée par une mère et un beau-père aussi attentifs qu'on pourrait l'espérer. Pas si perdue, petit rayon de soleil.

Cinq heures de cours aujourd'hui. Un résumé d'article à écrire en anglais, une matinée de samedi encore au collège après le mercredi après-midi d'hier consacré aux oraux d'histoire des arts (en 3e), quatre paquets de copies à corriger pour lundi, au moins deux chapitres complets à préparer de toute urgence, plus les questions brèves que j'ai éliminées dans l'après-midi. Ma bonne 5e m'a surprise. Ils connaissent presque tous l'organisation de l'église au Moyen Âge. En revanche, les 4e de ce matin sortiront du collège sans savoir placer Napoléon ni la IIIe République sur une frise, sauf les quatre mêmes. Qu'y puis-je? 

Mais il paraît que je dois travailler plus. Enfin, ce sont les lecteurs du Figaro qui le disent...


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6 commentaires:

Aelithis a dit…

Je ne sais trop que dire... Alors je t'ai envoyé un message avec un lien qui t'aidera, je l'espère, à surmonter ces journées bien difficiles (attention c'est du mignon tout plein, tu risques le diabète). Moi, ça m'aide à oublier le grand n'importe quoi actuel de mon établissement.

Anonyme a dit…

Décentralisation devrait être le maitre mot. Lorsque un quartier, une école abrite en trop grand nombre une communauté déjà déstabilisée par son expatriation, il ne peut y avoir que des problèmes... Mais dire cela, c'est faire preuve de raciste, reconnaître que nous n'avons pas tous la même culture, de l'incorrect politique donc... Alors que si les familles étrangères étaient logées sur l'ensemble de la France, petits villages compris, l’acculturation se ferait sans soucis...

la Souris des archives a dit…

Sauf que...

Sauf qu'Océane, Sydney et Priscilla ont des parents d'origine française et ça n'empêche pas les problèmes...

Sauf que répartir les populations d'origine immigrées pour éviter les ghettos a déjà été tenté (dans la même ville où j'habite) et les gens se sont sous-loué les appartements pour se retrouver entre gens de même origine. Comment contraindre les gens à habiter ici ou là? Et est-ce que cela règle vraiment les problèmes? Pas sûr.

Obliger les parents d'enfants scolarisés à apprendre la langue française ou nommer des tuteurs, peut-être, je ne sais pas. Essayer d'éduquer un élève dont la mère ne parle pas français et le père, analphabète et injoignable parce que rivé à son travail de 7h à 19h, je vous garantie que ce n'est pas simple...

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
Gisele a dit…

Chère souris des archives,
Je sais que cela ne vous consolera pas mais sachez que vous n’êtes pas seule, des milliers de profs auraient pu décrire des expériences analogues à la vôtre.
Vous écrivez très bien et avec humour. Ce que je vous souhaite, vu votre bagage ? Passer des concours pour quitter l’Education nationale et vous reconvertir dans une autre branche en rapport avec l’Histoire. Et pour le plaisir, écrire des livres. N’hésitez pas à faire ce que beaucoup d’entre nous regrettent de ne pas avoir osé, c'est-à-dire, vous reconvertir. J’en sais quelque chose, je suis en fin d’une carrière injustement allongée par la loi sur les retraites et à chaque rentrée, je me suis demandée ce que, diable, j’allais faire dans cette galère…
Gisèle, prof de français et écrivain

la Souris des archives a dit…

Chère Gisèle,
Oh je sais bien que je ne suis pas la seule, nous sommes effectivement des milliers à vivre cela.
Pour la reconversion, disons que pour l'instant j'essaie de terminer ma thèse. Si je n'obtenais pas un poste, un jour, dans le supérieur, il est possible de j'envisage très sérieusement une reconversion. Et en même temps, pour des raisons financières, je ne peux me permettre de quitter le statut de fonctionnaire. Avec un mari dont la retraite atteindra glorieusement 800 euros bruts par mois s'il s'arrête à plus de 65 ans, c'est hélas vite vu... Mais écrire des livres, pourquoi pas (et continuer la recherche!)
Bon courage à vous!
LS