Rentrée 2010. C'est ma cinquième année en Ce2, et je me trouve confrontée à un problème inédit, en ce qui me concerne : deux de mes élèves ne savent pas lire. Aucun graphème n'est véritablement automatisé. Des mots comme « homme » ou « dame » ne sont pas décodés... Et pourtant, il n'y a pas « rien », mais tout est fragile - ou fragilisé par une perte énorme de confiance en soi face à de l'écrit.
Pour être sincère, la première question que l'on se pose dans ce cas est : « Comment est-ce possible que des enfants m'arrivent en cycle 3 (ou cycle des approfondissements) sans rien pouvoir lire ?
La tentation est grande alors de se dire : « ce n'est plus de mon ressort. Et il serait bien prétentieux de vouloir réussir où les autres et les années ont échoué... ».
Et surtout, comment est-ce possible pour un enfant comme J., épatant par ailleurs, et qui m'a prouvé à maintes reprises, au cours de l'année, la richesse de son vocabulaire, de sa syntaxe, la pertinence de ses interrogations, ses intuitions poétiques ou artistiques ?
Pour l'anecdote, j'ai un jour proposé à la classe un poème, dont j'avais enlevé quelques mots qu'il s'agissait de tenter de retrouver collectivement :
Petit ou grand.
Une petite personne et une grande personne se parlent.
- Quand on est petit, on dit : "quand je serai grand..."
- C'est vrai.
- Alors quand on est grand, on peut dire : "quand je serai petit..."
- Non.
- Pourquoi ?
- Il paraît que ça ne marche pas.
- Pourquoi ?
- On peut ........ (1), mais on ne peut pas ........(2).
- Mais on ne peut pas toujours ........... (3).
- Non.
- Alors, quand on est grand ?
- On change de .............(4) , tout ........... (5) .
- On change de ............ ? ( 6, le même que 4)
- Oui, ça s'appelle ............. (7).
(Sylvaine Hinglais)
C'était difficile... mais J., à l'oral, avec un peu d'aide, a été le plus rapide à en retrouver tous les mots - et exactement ceux choisis par l'auteur.
Mais il ne savait pas lire.
Et pourtant, personne ne pouvait en être tenu responsable, ni mes collègues de cycle 2, ni la méthodes de lecture utilisée au CP - que je n'ai aucune légitimité à juger, et qui, de plus est, s'est avérée efficace pour les autres élèves.
C'est, à mon avis, une conjonction de causes (que je donne pêle-mêle) qui l'a conduit, chacune dans une proportion que j'ignore, à cet échec:
- L'illusion que lire, c'est deviner. Et quand on a pas mal de vocabulaire et autant d'imagination, c'est tentant d'anticiper les mots grâce aux indices que l'on a pu y prélever : il suffit que la maîtresse en souffle le début, ou qu'elle aide à le déchiffrer, pour en trouver la fin ! Alors, au mieux, « galette » devient gâteau, « rouge » devient rose et le « loup » un lièvre ...
- L'impression que le mot est une image, un tout, et donc qu'on peut le prendre dans n'importe quel sens. La « porte » est alors lue « prote », ou « torpe ».
- La peur de se trouver encore en échec : essayer de lire - et surtout devant les autres - devient une épreuve presque insurmontable, alors que les textes proposés deviennent de plus en plus complexes. A ceci s'ajoute la conscience d'un décalage croissant avec ses camarades de classe.
- Le fait que Papa ne sache pas lire. Et que - c'est une hypothèse - le fils ne souhaite pas dépasser le père.
- Un maintien en Ce1 assez peu profitable du fait des changements d'enseignants et de remplaçants qu'a connu la classe cette année-là.
- Et, à la fois cause et conséquence, les problèmes de comportement, en classe et dans la cour, qui installe le cercle vicieux de l'échec.
- ...
Alors que faire ? Dans la mesure où il y a déjà eu maintien en Ce1, que l'orientation en CLIS n'est pas envisageable, que l'enfant a été suivi par le réseau d'aide Spécialisé de l'école (RASED), et par un orthophoniste à l'extérieur depuis plusieurs années...
Refaire une demande d'aide au RASED ? Oui, ça a été fait... Et un refus essuyé : « il n'est pas motivé. Il n'est pas disponible pour apprendre, gros blocage. »
Il m'a semblé cependant qu'il y avait urgence, qu'il n'était pas possible de renvoyer aux calendes grecques cet apprentissage qui est la clé de tout le reste, ou d'espérer un éventuel déclic...
Heureusement, j'avais lancé ma question quelques jours avant, un peu au p'tit bonheur la chance, sur un forum d'enseignants du primaire.
Comme je n'avais que deux fois 45 minutes à lui consacrer dans le cadre de l'Aide Personnalisée (car le temps très compté où je pourrai, en classe, m'assoir à côté de lui serait consacré à la lecture des énoncés, consignes ou textes communs), il me fallait trouver :
- Un outil adapté, efficace et condensé, mais assez éloigné de ce qu'il avait pu connaître en cycle 2 et qui aurait pu le renvoyer à ces échecs passés.
Il m'a été proposé sous la forme d'une méthode accélérée, permettant de revoir toute la combinatoire, inspirée du célèbre Bien lire et aimer lire, de Suzanne Borel-Maisonny. Je n'ai utilisé la gestuelle que pour les confusions pérennes (m / n surtout).
- Un moyen de mettre cet élève en situation de réussite face à l'écrit, et en valeur au sein même de sa classe par ses nouvelles compétences lexiques, lui faire prendre conscience en ses progrès autrement que par leur affirmation magistrale. (Il est difficile d'imaginer à sa juste mesure, je crois, la souffrance d'un gamin qui n'a jamais pu lire son passage de lecture à voix haute au reste de la classe et ce malgré toutes les précautions que l'on prend à ne pas le stigmatiser lors de cette activité collective somme toute assez fréquente.)
Cette deuxième condition m'a été, une fois encore, apportée, un peu par hasard, par un topic du même forum. Une collègue s'y était interrogée sur la possibilité de trouver, ou de créer, des textes répondant à deux contraintes :
- Etre lus par les apprentis-lecteurs, même au début du CP, c'est-à-dire ne proposant que des sons connus
- Présenter un certain intérêt narratif
Une bonne quinzaine de textes - aux graphèmes sélectionnés pour pouvoir être lus par des apprentis-lecteurs au fur et à mesure de leurs avancées dans la combinatoire- ont été écrits, ou adaptés de textes célèbres, au cours de l'année sur ce fil, proposés aux lectures, relectures, corrections et trouvailles des différents intervenants.
En pratique, ces textes, travaillés en Aide Personnalisée, étaient ensuite présentés à la classe, de façon un peu théâtralisée (et le public ne voyait que du feu quant à leur aspect simplifié...) : ces élèves en difficulté occupaient alors dans la classe une place qu'ils n'avaient jamais pu prendre auparavant, du moins sous cette forme : celle d'offrir des textes inédits (leurs textes) aux autres, et avec succès.
Grâce aux conseils de forumeuses passionnées, connues sous les pseudonymes d'Akwabon, de Rikki, ou de Sapotille, grâce à leur soutien, grâce aux textes maintenant réunis sur le blog de JuliePie (ruedesinstits.com)... J. est sauvé, je crois. C'est-à-dire que, même si je n'ai pas réussi à aller au bout du réapprentissage de la lecture avec lui, il semble être cette année (en CM1) suffisamment autonome sur certaines consignes et textes simples, et surtout motivé pour continuer cet apprentissage avec la collègue qui l'a maintenant dans sa classe, et qui a pris volontiers le relais, sous la même forme.
Prix Marc de Montalembert
Il y a 5 heures
3 commentaires:
La question est tellement difficile... la seule manière de s'en sortir, c'est effectivement de prendre du temps pour l'élève en difficulté, mais... avec les classes surchargées, comment faire ?
Pour ma part, j'ai appris à lire semble-t-il toute seule, vers 3 ans, à force de connaître par coeur les livres qu'on me lisait.
Mon arrivée en dernière année de maternelle puis en CP a été un vrai drame car l'instit me reprochait de savoir lire. J'ai ainsi passé une année de CP au coin car malgré ma connaissance de la lecture, j'avais du mal avec l'écriture et cela, l'instit ne le comprenait pas (pourtant, on sait bien que les deux apprentissages sont dissociés) et ne l'acceptait pas.
Mais plutôt que d'incrminer l'instit, il faut plutôt comprendre que dans une classe de 25 gamins, on NE PEUT PAS prendre en compte la diversité des situations, surtout si on n'est pas formé à ça (mais l'iufm préfère nous apprendre qu'on ne dit plus élève mais apprenant). On gère ça comme on peut et, si on ne sait pas faire, ben on met les gosses au coin.
Je ne sais pas si on ne peut pas prendre en compte la diversité de chaque enfant dans une classe de 25... Mon fils, précoce, est dans une structure Montessori -une classe de 26 - et dans ces écoles là, tant que la lecture n'est pas acquise, comme le reste d'ailleurs, on revient sur ce qui ne va pas. On va dans le sens de l'enfant, pas à son encontre. Au lieu d'enseigner à une masse, enseigner à des individus paye. Car cela ne coûte rien, et surtout pas du temps en plus, de laisser filer ceux qui partent bille en tête, pour s'occuper des plus faibles, puis de laisser du temps à ceux qui en ont besoin pour s'occuper de ceux qui veulent avancer encore plus.
Pas très démocratique tout ça ? Au contraire, chacun y a sa place, loin de la masse informe du système qui voudrait que nous soyons "tous pareils". A mon sens, c'est l'uniformisation crée la différence...
J'aurais tendance à dire que l'on peut se permettre d'une part des classes à 30 et d'autre part des classes à 10 ou 15 en y mettant ponctuellement ceux qui rencontrent une difficulté importante sur un point-clé. De manière générale, ne laisser partir plus loin aucun enfant qui ne sait pas maîtriser la lecture, l'écriture et le calcul permettrait de faire d'importantes économies plus tard, au lieu de laisser ces pauvres mômes se traîner comme des boulets jusqu'à 16 ans. Alors qu'ils peuvent apprendre! Mais un échec sur quelque chose de fondamental comme la lecture est souvent destructeur.
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